Le projet de Rem Koolhaas offre une idée moderne d'un centre pour Paris.
Un vrai sens pour les Halles

Par Jacques SAUTEREAU

jeudi 02 décembre 2004

Que demandent les Halles aujourd'hui ? Il faut se décider, c'est nécessaire.
Une seule proposition paraît s'imposer, celle de l'OMA (1). Elle offre un
sens aux exigences contemporaines d'un tel centre dans une métropole
européenne, à l'ère dépersonnalisante, par nature, de la mondialisation.

Il y a cinq critères convaincants.

1) Le paradoxe de l'idée de l'OMA est de formuler la proposition qui, en
dépit du premier coup d'oeil qui le perçoit léger, comme des «flacons de
parfum» suivant la formule de l'équipe elle-même, s'inscrit le mieux dans un
jeu savant et critique avec l'histoire sur plusieurs registres. On y voit
d'abord un ensemble discrètement monumental qui lie des moments extrêmes de
l'histoire, celle contemporaine du transparent, de la légèreté, de
l'immatérialité, des images informatives et des matériaux éphémères, des
techniques légères de construction, du pop art, aux formes totems semblables
à des menhirs, des premiers agencements spatiaux de la préhistoire comme
Stonehenge ; il y a également des formes pour l'instant parentes
d'obélisques mais pas tout à fait, qui font penser à l'Egypte, des colonnes
creuses (je pense aux colonnes creuses de Kahn), un ensemble d'édicules que
seule une analogie formelle peut faire penser à des tours, dans un périmètre
très restreint, et on a en tête le skyline en miniature de New York, et
aussi, un clin d'oeil critique au plan Voisin de Le Corbusier qui était
prévu pour partie dans cette zone. C'est une série d'objets qui fait penser
à la série des pavillons de Baltard, mais chacun condensé, enveloppé, puis
espacé. L'histoire est aussi présente par celle d'une géologie multiple,
celle des strates du sous-sol, révélées par les émergences qui s'y ancrent,
et les vides circulaires du sol qui ouvrent à la surface les strates des
équipements, réseaux, commerces, circulation de voitures et du métro, et
présence virtuelle de la géologie, de la terre. C'est là une position qui
révèle l'histoire sur plusieurs plans, celui de traces diverses et celui de
la modernité, qui à son tour compose avec l'histoire et aussi la révèle.
L'histoire moderne est un fait incontournable dont certaines pathologies de
la société française ont tendance à cultiver l'amnésie à cause de faits qui
l'ont rendue impopulaire. Citons une autre amnésie de l'histoire qu'une
hypercontemporanéité entretient dans une nouvelle mais éphémère illusion de
table rase. Ce n'est pas un plaidoyer pour l'histoire mais un plaidoyer pour
une certaine écologie mentale. L'histoire participe à la construction d'une
subjectivité collective et il est facile de remarquer que toutes les vraies
innovations architecturales y puisent pour inventer, même si elles
semblaient l'ignorer.

2) Ce projet offre une nouvelle idée d'un centre, important comme les
Halles, et dans Paris en particulier. C'est une place et un jardin. Il
propose une configuration qui transforme les axialités baroques horizontales
en une multitude d'axes verticaux qui lient les strates des sous-sols
au-dessus du sol, et brouillent l'obsession des grands axes baroques et
haussmanniens, comme celui, extrême, du Louvre vers La Défense. C'est un
centre non tyrannique, qui devient une surface au niveau des rues et places
environnantes et les appelle dans un plan apaisant offrant mille directions
possibles, et une autre «beauté». Ce plan dégage aussi la vue de la rue
Pierre-Lescot vers l'ouest, vers le ciel et le coucher du soleil et lui
confère une valeur spatiale remarquable, compte tenu qu'il y aura moins
d'émergences. Il y a donc une transformation radicale du système d'axialités
horizontales et orthogonales traditionnelles en une infinité de directions
possibles et un basculement d'un dispositif horizontal vers la verticale qui
ouvre la ville à une nouvelle dimension ; il lui donne par ces édifices
célibataires et comme inachevés son ouverture mondiale indiquant, pour un
regard classique ironisé, une possibilité qu'ils se rejoignent à un point
d'infini vertical ou, plus drôlement qu'ils se parlent comme les deux
menhirs de Joyce, Mutt et Jute dans Finnegans' Wake. Mais la jonction se
fait aussi par le plasma des réseaux, des espaces et des vues et tout le
plan autour de la place qui sont invités à y entrer. De plus il y a une
création de communications inédites entre les transports en sous-sol avec
l'extérieur et la potentialité de l'ouvrir aux commerces.

Ces axes verticaux avec le plan du projet dans la continuité du sol
environnant font de ce site à la fois un jardin potentiel et lui donnent sa
vraie nature de place. La place de la Concorde a un obélisque dans le centre
axial nord/sud et est/ouest, la place Vendôme a une colonne centrale, la
place de la Bastille aussi, etc., ici on retrouve des éléments verticaux
décentrés, un peuplement d'édicules qui créent un nouveau paysage avec les
jardins à thèmes, la verdure reliant plusieurs niveaux par les ouvertures
vers les sous-sols, les plans de circulation, le tout respectant l'étendue
du lieu. Et les émergences elles-mêmes sont fondées spatialement dans une
strate du sous-sol rappelant à leur manière les centres des petites places
alternant avec des îlots d'habitation dans les dispositifs du passé qui
ordonnaient le site. Comme la plupart des grandes places, son espace appelle
des repères verticaux, dans sa logique propre, pour la collectivité comme
pour les résidents, qui ne se rendent pas compte encore sans doute, que le
dispositif proposé par l'OMA est celui qui est le plus à même de les
satisfaire. Il dégage complètement la place pour les immeubles et rues
l'entourant, et sur les quatre côtés, comme dans les axes y menant, compte
tenu qu'il y aura évidemment moins d'émergences et qu'au final elles seront
belles. Ce site constituera un nouveau type de place-jardin, calme et plutôt
jubilatoire, qui appelle ce qui l'environne vers les détours et événements
qu'il propose.

3) Le programme se présente sous deux angles avantageux. La plasticité
programmatique, inhérente au projet, participe de son inspiration et de
l'intérêt de ses formes. Par ailleurs, la nature de ce projet offre la
possibilité de se faire pièce par pièce en fonction de l'emplacement que
l'on choisira d'aborder en liaison avec le sous-sol, et les nécessités
fonctionnelles du site et des programmes. C'est un avantage du point de vue
de la progression du projet, des nuisances plus localisées du chantier et de
sa continuité en fonction des disponibilités financières et des
programmations qui auront le temps d'évoluer.

4) Au niveau de la perception et de la représentation, on peut remarquer, au
sujet des édicules solitaires, dont la matérialité est si contraire aux
pierres des immeubles qui l'entourent, qu'ils auront le double pouvoir de
mieux les révéler par les contrastes de matière et aussi d'exister par
eux-mêmes. Il y a donc création d'un nouveau paysage fait de ces émergences
dont les matériaux permettent de se révéler mutuellement vis-à-vis des
bâtiments du pourtour comme vis-à-vis du sol avec ses jardins et
programmations végétales évoquant les temporalités de la nature apprivoisée
; ces édifices auront aussi ce pouvoir de mise en valeur réciproque
vis-à-vis du sous-sol avec une verdure occupant plusieurs niveaux passant
par les vides circulaires et le bas des édicules. Le dispositif
antiperspectif, suivant la formule de Bruno Zévi, de juxtapositions d'objets
crée un nouveau skyline à l'échelle de ce site (pensons aussi à Beaubourg)
et supplée à l'emprise d'un seul axe vertical par une multiplicité d'axes
verticaux. Ces édifices, bien ancrés, mais évoquant aussi l'éphémère, par
l'apparence de leur légèreté matérielle, à l'image du capitalisme capricieux
d'aujourd'hui, donnent l'image d'une collectivité vivante d'un monde qui
surgit.

5) Ici, l'écologie loin d'être réduite à sa dimension strictement
environnementale, est convoquée dans un sens élargi, psychopolitique et
ethnopolitique, car elle doit aussi prendre en compte les subjectivités
sociales et individuelles comme l'a si clairement développé Félix Guattari
avec son idée des trois écologies. Les différents critères qui donnent à ce
projet sa force symbolique et programmatique en témoignent. Le point de vue
de l'écologie ne doit pas se soumettre à une intervention nostalgique qui ne
s'attacherait qu'à une image paysagère inerte. Elle manquerait à son rôle
qui est de soutenir la finalité de cette étude, dont le but est de redéfinir
une identité urbaine stimulante pour les citoyens, qu'ils soient résidents
ou usagers du lieu.

(1) Projet de l'architecte Rem Koolhaas.

Jacques Sautereau architecte.