Libération (07/07/04)

 

Le projet de réaménagement du quartier des Halles en débat

Paris à cœur ouvert

Par Alain BOURDIN

 

La guerre des quatre projets s'est emballée. Fera-t-elle autre chose que des victimes et des dégâts collatéraux ? Un débat vient de se dérouler au Pavillon de l'Arsenal, animé par l'Institut français d'urbanisme et préparé au sein de son laboratoire «théories des mutations urbaines». Il a permis d'explorer les voies pour sortir de ce qui devient un piège.

 

Oublions le trou des années 70 : la référence à une faute originelle, consommée dans l'architecture, mobilise l'imaginaire, mais paralyse la réflexion. L'espace des Halles est saturé d'une histoire diverse et ancienne et se trouve au voisinage de quelques-uns des lieux les plus emblématiques de Paris. Mais ces caractéristiques le définissent moins que ses usages actuels et le rôle qu'il joue et jouera dans une des plus puissantes villes du monde : l'agglomération parisienne.

 

Par les quais de la station Châtelet du RER passe une bonne part des liaisons entre les régions de l'Ile-de-France. On y accède directement aux lignes les plus importantes du métro. En surface, on trouve de nombreuses lignes de bus : un véritable Roissy des transports en commun urbains. Cet ensemble pose d'importants problèmes d'aménagement et de gestion et devra évoluer à moyen et long terme : bien adapté à un moment de l'histoire des déplacements urbains, ce type d'équipement doit évoluer avec eux. Les techniciens de la RATP ou du syndicat des transports de l'Ile-de-France ne peuvent traiter seuls de ces questions majeures, qui engagent fortement des choix politiques durables à l'échelle régionale.

 

Du Forum à Beaubourg et de la rue de Rivoli à l'Hôtel de Ville, se développe un espace central du commerce parisien, du tourisme et des loisirs. On y trouve également quantité d'activités, notamment des services publics. Les restaurants y sont légion. Ce territoire forme un centre populaire, cosmopolite, aux multiples usages, qui accueille des flux considérables, sans trop de filtrage et dans des conditions acceptables. Il serait extravagant de vouloir en exclure toute insécurité, et en faire un morceau de ville totalement propre, calme et sans camions de livraison ! En revanche, il faut que les habitants qui acceptent les contraintes de cette localisation pour bénéficier de ses avantages puissent s'y sentir à l'aise. Le bon fonctionnement de ce territoire complexe exige de nouveaux microaménagements et des dispositifs de gestion très forts qui fassent coopérer tous les acteurs concernés.

 

L'espace du Forum, des jardins, de Saint-Eustache, de la Halle aux grains, même s'il n'y a aucune raison d'en faire l'emblème de la ville, se trouvent au coeur de Paris, une ville dans laquelle la forme architecturale tient une place majeure. Les solutions antérieurement retenues présentent bien des défauts et le contexte morphologique rend les choix difficiles. Il y a donc également un problème d'architecture à définir et à traiter.

 

Bref, un espace complexe, qui ne peut se comprendre qu'à l'échelle de l'Ile-de- France, dont les enjeux se définissent par la circulation des flux, le cosmopolitisme, la diversité sociale et la multiplicité des usages ainsi que par la qualité des formes urbaines, et dont l'évolution passe largement par les dispositifs de gestion et les microaménagements.

 

La précautionneuse délibération du Conseil de Paris qui lance l'opération (2002) mentionne surtout des questions de mise aux normes, de réparation, de correction et quelques actions un peu plus ambitieuses, mais limitées. La stratégie urbaine, à l'échelle de Paris ou de l'agglomération, en est absente et les objectifs architecturaux limités. Comment en est-on arrivé à un débat qui ne porte plus guère que sur les images urbaines données par les projets ?

 

Avec la décentralisation, on a vu monter en puissance une manière de faire la ville souvent appelée «projet urbain». Elle organise des opérations complexes qui associent des fonctions, des usages et des populations divers. Elle développe la qualité des espaces publics, notamment associés aux transports en commun, et prône la coopération entre décideurs politiques, managers urbains, investisseurs, aménageurs et concepteurs. Ses succès sont incontestables. Mais elle s'est développée en fonction des principaux problèmes qu'elle avait à résoudre : transformer des friches portuaires, ferroviaires, industrielles, militaires en quartiers urbains et y attirer les investissements immobiliers, redonner une valeur à des grands ensembles d'habitat social en difficulté, relancer des centres anciens en déshérence. Dans cette action de requalification, au sens propre du terme, la production d'une nouvelle image à travers le travail de l'architecte ou du paysagiste, comme sa communication par les méthodes de la publicité, est indispensable. Même si la délibération du Conseil de Paris parle de requalification, la situation des Halles n'est en rien comparable, et sans doute s'est-on trop laissé contaminer par une démarche qui conviendrait à un territoire en crise, ce qui n'est pas le cas.

 

Il faut revenir aux véritables enjeux : l'organisation, aujourd'hui et demain, de la ville-région et la place que peuvent y tenir les Halles, l'amélioration du fonctionnement et de la gestion de ce territoire complexe, populaire et cosmopolite qui va bien, la définition d'une qualité architecturale conforme à cette vocation urbaine.

 

Le concours, l'exposition, les débats avec les associations sont-ils alors du temps - et de l'argent Ñ perdu ?

 

Le projet d'une équipe de concepteurs n'est pas utile seulement lorsqu'on le réalise. Il contribue à l'analyse, à la définition des possibles, à la clarification des problèmes, à la mobilisation des acteurs. Tout cela fait partie d'une démarche de recherche-développement, que l'industrie connaît bien. Elle est indispensable en urbanisme, compte tenu des enjeux et de l'inertie des réalisations, et ne bénéficie pourtant que de financements dérisoires, quitte à ce que l'on doive le payer très cher ensuite. Aujourd'hui, il faut considérer les quatre projets non comme des propositions de réalisation entre lesquelles il y aurait à choisir, mais comme des contributions à la démarche, dont d'autres volets restent à développer.

 

Ils ne peuvent l'être qu'à l'échelle de la métropole, ce qui nécessite un renforcement de la maîtrise d'ouvrage urbaine, c'est-à-dire du travail coordonné de l'ensemble des donneurs d'ordres, publics et privés, y compris la Région. Ce renforcement passe par l'appel à des grands professionnels de l'urbanisme (notamment spécialistes de stratégie, d'organisation opérationnelle et de la gestion d'espaces complexes). A l'aise devant un public associatif et bénéficiant d'un accès direct aux premiers décideurs politiques, ils pourraient commander les meilleures expertises et avoir un fort impact sur les bureaucraties locales ; ils parleraient d'égal à égal avec les patrons de la RATP, avec tous les grands acteurs publics ou privés concernés et bénéficieraient du respect des architectes.

 

L'exposition des projets a attiré beaucoup de gens sans vraiment leur donner les moyens de comprendre. Elle a surchargé le débat d'icônes et de grands mots. Ce type de démocratie de l'Audimat, où l'on fait la course au nombre de questionnaires distribués ou au nombre de visiteurs reçus ne convient pas à l'urbanisme et ridiculise une chose sérieuse : la concertation.

 

De ce point de vue, le travail avec les riverains est plus encourageant, comme l'existence de débats tels que celui que nous avons organisé à l'Arsenal. Mais il manque une vraie mobilisation du formidable potentiel d'expertise existant en Ile-de-France, dans des dispositifs de débat public et de réflexion collective sur la région-capitale et son avenir.

 

Il n'est pas simple de faire dialoguer les élus, les citoyens, les experts, les opérateurs de la construction et des services urbains, les concepteurs et les gestionnaires pour éclairer, sur la durée, les décisions du politique, sans déséquilibrer le système en faveur de l'événement, des riverains, des idéologues ou des vedettes. Cela n'est pas une mission pour agences de communication. D'autres métropoles dans le monde n'y réussissent pas si mal. Pourquoi pas Paris-Ile-de-France ?

 

On peut s'inquiéter d'une dérive vers un combat d'images, mais jusqu'ici rien n'est irréversible. La Ville de Paris a ouvert la voie, en analysant les contraintes et les urgences, en dialoguant avec les principaux maîtres d'ouvrage et avec les riverains. Le concours a montré la richesse de cet espace et la diversité des aménagements que l'on peut y réaliser. Il reste à fixer les choix qui engagent l'avenir, à moyen et long terme. Ce débat-là concerne la métropole francilienne et la Région doit en prendre la tête.

 

Ce texte, qui n'engage que son auteur, s'appuie sur le débat animé par J.-L. Cohen au pavillon de l'Arsenal, et sur les contributions qui ont servi à le préparer, écrites par F. Ascher, G. Baudin, T. Baudouin, M. Collin, J.-P. Giordani, B. Jista, A. Levy, J.-J. Terrin (tous du laboratoire TMU- CNRS) et J. Zetlaoui-Léger (du laboratoire Créteil, Institut d'urbanisme de Paris).

 

Alain Bourdin directeur de l'Institut français d'urbanisme (université Paris-VIII).