Libération (07/07/04)
Le projet de réaménagement du quartier des Halles en débat Un pari sur le XXIe siècle
Les Halles, ce n'est évidemment plus le ventre de Paris, mais c'en est plutôt, si l'on tient à la métaphore physiologique, le coeur, au sens où le coeur régule l'ensemble de la circulation sanguine. Le coeur ou l'un des coeurs, car l'organisme parisien est complexe et multiple. C'en est l'un des coeurs principaux, dira-t-on, dans la mesure où y arrivent et en repartent les veines et les artères de la plus grande circulation. Châtelet-Les Halles (nom de la station du RER) est le seul carrefour parisien où les jeunes gens des banlieues les plus éloignées aient une chance effective de croiser les habitants de plus en plus bourgeois d'un quartier en transformation accélérée, les esprits curieux qui fréquentent le centre Pompidou voisin ou quelques galeries de peinture disséminées dans les environs, les touristes épris de pittoresque ou de modernité urbaine, d'autres encore que poussent en ces lieux le hasard, leur profession ou l'envie de consommer puisque, pour l'instant, le quartier des Halles stricto sensu, c'est pour l'essentiel un centre commercial souterrain, lui-même sous-tendu par diverses voies de communication et surmonté d'un jardin artificiel. Espace de croisements, donc, et non pas de rencontres, car ni l'âge ni les origines ou les intérêts des uns et des autres ne les poussent les uns vers les autres. Beaucoup de jeunes gens attirés par le centre commercial, dit-on, ne montent pas à la surface et n'ont de «Châtelet-Les Halles» qu'une vision intérieure, souterraine et intime, dans la mesure où la fréquentation régulière de quelque lieu que ce soit est une source de souvenirs et d'images en forme d'appropriation symbolique.
La ville moderne, pour Baudelaire, parisien et flâneur, se définissait par le mélange des temps, des histoires et des styles. Les «mâts de la cité», ce sont à la fois les clochers des églises et les cheminées d'usines, nous a rappelé Starobinski dans une analyse magistrale des Tableaux parisiens. Aujourd'hui, la ville d'après la modernité baudelairienne se définit plutôt par le cumul des fonctions. Elle est un lieu de visite fréquenté par les touristes venus des quatre coins de la planète (toute mégapole contemporaine est caractérisée par divers «événements» architecturaux qui contribuent à son attrait et à son prestige). Elle se présente aussi et simultanément comme un lieu de travail, de loisirs ou de culture, un lieu de consommation de toutes sortes : bref un lieu de passage, même là où elle reste aussi un lieu d'habitation. Les quartiers purement résidentiels, dans le Paris intra- muros, deviennent de plus en plus rares et il y a par exemple une vie nocturne, plus ou moins discrète, même dans un arrondissement aussi sagement petit-bourgeois que le 15e arrondissement. La ville devient chaque jour davantage l'environnement habituel et comme naturel de la vie humaine. Dès lors, sa plurifonctionnalité a quelque chose d'inévitable et, au demeurant, d'éminemment souhaitable : on peut rêver d'une ville (et d'une vie) où chacun aurait le loisir et les moyens de faire ce qu'il veut quand il veut. Nous sommes loin de cet état de société, mais il arrive que l'urbanisme et l'architecture en anticipent formellement la possibilité.
Une capitale, aujourd'hui, c'est précisément une agglomération où cette anticipation prend forme. C'est à cette aune, me semble-t-il, qu'il faut apprécier tous les grands projets urbains et notamment, aujourd'hui, celui qui concerne le remodelage du quartier des Halles. Car c'est aux Halles que vit la ville du XXIe siècle, celle des brassages de toutes sortes, des circulations de toutes sortes, des polarités de toutes sortes, celle de la nouvelle modernité, où s'abolit la distinction entre centre (s) et périphérie (s). La ville a une fonction pédagogique : elle met en contact ; en canalisant et en orientant les flux, en multipliant les offres et les opportunités, elle rend les rencontres possibles ou, à tout le moins, imaginables. Certes, la construction de l'espace n'a jamais suffi à défaire les cloisonnements, à casser les enfermements, à supprimer les classes ou l'exclusion, mais elle peut y aider, et c'est par là qu'elle est de son temps, moderne : la modernité, et la modernité urbaine encore plus, est toujours anticipatrice. Elle inscrit le passé dans l'histoire en suggérant des formes de l'avenir ; elle ne fige ni le temps, ni l'espace ; elle ne conclut pas ; elle ouvre. En ce sens, la grande ville, celle dont la forme change plus vite «que le coeur d'un mortel» (Baudelaire) est la modernité même.
Si le projet de Koolhas me paraît répondre
mieux que les autres projets, par ailleurs tous remarquables, aux impératifs
de cette nouvelle modernité, c'est pour deux ordres de raison.
Tout d'abord, il multiplie les transparences et met en contact visible
les espaces de circulation et de consommation, le sous-sol et la surface
; il impose aux uns le spectacle des autres et inversement. Il met en évidence
les grandes dimensions de la métropole contemporaine. Ses tours
translucides qui prennent racine aux différents niveaux de la
ville souterraine auront nécessairement des vocations diverses,
mais cette diversité se donnera à voir sous tous les angles,
y compris de l'intérieur ou sur les bords de la grande faille
qui ouvrira les profondeurs des sous-sols à l'air libre de la
surface. Il met en scène la diversité des fonctions, des
publics et des vocations à l'heure où la grande ville se
définit précisément par cette diversité.
En second lieu, il compose un paysage original, sans véritable
précédent dans l'espace parisien. L'immense place d'où émergent
des icebergs de couleurs (ces petites tours qui choquent certains comme
les auraient choqués jadis la tour Eiffel et le chemin de fer)
met en relation visible, explicite, des quartiers qui jusqu'alors semblaient
se dérober les uns aux autres. Les coulées végétales
qui jouent avec la géométrie des bâtiments pour faire
reculer l'horizon et dessiner une multitude d'itinéraires possibles
sont autant d'invitations au voyage. Ainsi la plus révolutionnaire
et la plus inédite des architectures s'inscrit dans la plus attestée
des traditions de l'urbanisme moderne en surimposant le spectacle de
formes et de fonctions nouvelles au paysage historique déjà constitué.
Elle imprime la marque du XXIe siècle sur un ensemble composite
et chargé d'histoire, mais qui n'a pas encore quitté les
rives du XXe siècle. Sa pluralité fonctionnelle, signe
des temps, se combine à la pluralité historique des styles
qui a fait le Paris moderne. Je dirai que les autres projets, et notamment
celui de Nouvel par son admirable monumentalité, achèvent,
concluent le Paris du XXe siècle, comme s'ils refermaient sur
une ultime prouesse la page des grands projets mitterrandiens, alors
que celui de Koolhas ouvre sur une ère nouvelle et entraîne
la capitale parisienne dans l'histoire planétaire. Le choix n'est
donc pas simple, mais il est clair. Marc Augé sociologue. |