Libération (08/12/04)
Seul le projet de l'architecte Rem Koolhaas inscrirait
le quartier des
Halles à Paris dans la modernité.
Pour une ville dans un jeu de quilles
Par Claude PARENT
mercredi 08 décembre 2004
L'enjeu architectural que présente ce dernier (?) concours pour les
Halles
me semble trop important pour que je reste silencieux. Et ce d'autant plus
que le choix relève, à mon avis, de l'évidence, si on
souhaite pour Paris,
en son coeur, une attitude de modernité, un élan visible de
modernité
architecturale. En effet, seul le projet de Rem Koolhaas est porteur de ce
message ; les trois autres envois rivalisent de conformisme sur le thème
du
grand espace vert central du type néoclassique : des axes, des croisées
d'axes, des carrés dans le rectangle et cette vision du bon peuple
de Paris
s'ébattant sur les pelouses (à terme interdites), dans la joie
et la
convivialité (voir Jean-Jacques Rousseau).
Quand donc les architectes confrontés à Paris parviendront-ils à
s'affranchir du grand tracé des XVIIe et XVIIIe siècles de
gloire de notre
pays ? Quand donc ne tomberont-ils plus dans le piège, l'éternel
piège, que
leur tend la Ville lumière, celui de l'espace ordonnancé, rigoureusement
réglé, avec ses rangées d'arbres, ses perspectives imposées,
prévisibles, et
maladivement nostalgiques ?
Quand donc Paris se décidera-t-il à vivre une modernité,
la modernité de son
choix. Seul le projet de Rem Koolhaas propose à la ville une solution
neuve.
Cet immense jeu de quilles a le double mérite : de refuser tout parfum
passéiste, de proposer un jeu architectural ouvert qui fait place à
l'aléatoire. Ce refus de la composition, cette circulation fluide,
et
sinueuse, autour (et à l'intérieur) des cercles au sol permet à
l'architecture de s'exprimer en toute liberté.
La continuité de l'espace à parcourir est faite de contournements,
la vie
s'installe dans les surprises de la promenade. Toute la différence
avec le
tracé classique ancestral vient dans ce projet du refus de la hiérarchie.
Au moment où la population du monde entier réapprend à descendre
dans la rue
ne serait-ce que pour s'exprimer, pour porter ses souhaits à la connaissance
des pouvoirs, comment peut-on proposer des alignements, des masses bien
circonscrites, des partitions autoritaires de l'espace ?
Pour compléter (et aller dans le sens de la proposition Koolhaas),
il faut
ajouter que chaque «quille immeuble» aura sa propre expression,
sa propre
couleur, sa propre texture, que le jeu des contrastes architecturaux pourra
se faire librement, comme la ville se le permettait autrefois dans la
juxtaposition de ses façades avant que n'interviennent les aménageurs
patentés, les donneurs d'ordres soi-disant éclairés,
et les réglementaires
en tout genre. La seule contrainte à faire respecter sans doute pour
les
futurs constructeurs serait l'amincissement des «quilles» au
fur et à mesure
de leur élévation, afin d'obtenir une vision du ciel plus dégagée,
plus
ouverte, cet aspect étant renforcé par une des qualités
essentielles du
projet, son étagement très marqué au sol.
Ouverture, jeu aléatoire, refus de la hiérarchie du bâti,
et liberté
d'intervention pour la construction, telles sont les marques les plus fortes
du projet qui en fondent sa légitimité de modernité.
Et si on sait si peu
que ce soit lire entre les lignes, une touche d'humour dont la ville de
Paris a bien besoin.
Claude Parent architecte.