Libération  (07/09/04)

 

Oser le vide dans les Halles
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Par Paul CHEMETOV

a Avec sagesse, le Conseil de Paris a décidé de reporter sa décision sur le devenir des Halles, saisi qu'il était par le sentiment tardif d'avoir ouvert la boîte de Pandore des architectures pour transformer un site encombré par des décennies d'hésitations et d'interventions successives. Qu'on se souvienne du centre de commerce international, des 900 000 m2 du programme de 1967, des bâtiments de Bofill en cours de construction sur la rue Rambuteau et qui furent rasés, des tonnes de papiers que les concurrents du contre-projet des Halles voulurent stocker ici, faute d'avoir pu représenter leurs rêves ou leurs fantasmes dans leurs projets quotidiens.

La force du site actuel c'est d'être, pour l'essentiel, demeuré libre. On dit que les architectes ont horreur du vide. Je le sais par l'expérience de la Méridienne. Pour commémorer le passage du millénaire, je proposais de ne pas construire une tour Eiffel de plus, mais de piqueter d'arbres une ligne imaginaire, celle que Delambre et Méchin avaient arpentée de Dunkerque à Barcelone. Un pique-nique mémorable arrosé de pluie et de vin ­ qui vit des nappes serpenter de l'avenue de l'Opéra jusqu'aux Pyrénées-Orientales ­ en conserva la nostalgie. Mais j'ai encore en tête les critiques constantes du milieu parisien : «Est-ce que ça se voit d'un satellite ?» En dehors de la muraille de Chine, ou des Pyramides, n'y aurait-il point de salut ? Quand Astérix prend la pose à la droite du pharaon le carton-pâte se porte immatériel, au besoin déconstruit. Au secours Derrida !

Le succès de Paris-Plage repose sur une intention comparable au pique-nique de la Méridienne : celle d'une appropriation symbolique : livrer aux citoyens comme aux flâneurs un site incroyablement beau : la Seine et ses rives confisquées par une autoroute, la voie Georges-Pompidou, nommée en l'honneur de celui qui voulait réconcilier la ville et l'automobile. Le 14 juillet 1789 fut aussi une expropriation symbolique. Le peuple de Paris prit la Bastille pour faire place nette des symboles de l'Ancien Régime. Il détruisait une prison. Les pierres en furent vendues comme, naguère, les fragments du mur de Berlin. Plus tard, une colonne surmontée d'un génie doré vint commémorer les morts de la révolution de juillet et servit de repère et de but aux manifestations. Un lourd opéra ­ dit populaire ­ issu d'un concours international d'architecture vint gâcher le vide que le peuple s'était accaparé et effaça l'aboutissement d'une trace fabuleuse : le viaduc Daumesnil qui venait déposer les banlieusards au pied de la statue de la Liberté et emmenait les Parisiens vers Nogent, leur eldorado du dimanche.

Le peuple des profondeurs, qui par centaines de mille passe quotidiennement dans les entrailles de Paris, a besoin de pouvoir surgir symboliquement en surface, d'y être accueilli. Il a besoin du vide actuel ponctué par Beaubourg, temple culturel, par Saint-Eustache, temple confessionnel, et la Bourse du commerce qui ­ dans son usage présent ­ n'est pas à la hauteur de son nom. Ces trois monuments suffisent à signifier l'espace. Nul besoin dans un remake de Metropolis ­ comme si les banlieusards étaient l'or noir des profondeurs ­ d'exprimer pour eux et à leur place leur venue au monde parisien par le scintillement de bumpers colorés, histoire sans doute de prolonger le sobriquet de l'actuelle salle d'échange du RER : le «flipper». Quand l'architecture se veut spectacle, elle ne peut prétendre à la subversion de l'art. Les architectes gardent une part d'enfance, c'est par cette qualité maintenue qu'ils donnent forme à nos rêves enfouis, mais ce n'est pas là qu'ils doivent réclamer un terrain de jeu. Comment, avec génie et humanité, donner jour à la France d'en bas, sans démagogie, sans populisme, sans flagornerie, sans cynisme ? Comment détruire l'inacceptable, rendre confortable ce qui ne l'est pas et inventer un jardin sans abattre les arbres pour y accueillir une nouvelle fête de Paris et de sa banlieue, enfin fédérés?

Il faut oser le vide. Jusqu'à présent, les paysagistes ont su le signifier et le magnifier ­ sans le saturer. Les architectes se contentant d'y apporter quelques fabriques. Voilà un programme que l'Europe des Lumières avait su mener à bien. Sommes-nous moins éclairés ? Encore un effort pour être républicains, voilà un cri du divin Marquis que nous pourrions reprendre. Il y a peut-être une erreur de casting dans le choix des compétiteurs. Nul ne nie leur talent qu'un tour du monde des must architecturaux peut démontrer, mais il n'est pas question aux Halles d'olympiade ­ plus haut, plus vite, plus fort ­ ni d'un parc thématique qui viendrait faire la pige à Disneyland. On a embauché des vedettes, comme les loulous de banlieue portent de la marque, peu assurés qu'ils sont de leur identité. Il faudrait analyser le travail de ceux qui ont su faire avec l'existant au Lieu unique à Nantes, à la Condition publique à Roubaix, au Centre national de la Danse à Pantin.

Aux Halles, il faut oser écrire ici et aujourd'hui la suite de l'histoire, celle du ventre de Paris, bâti de mythes autant que d'épaisseur humaine, d'argent et de marchandages. Ce quartier est impur mais il est vivant. Ne l'oublions pas.

 

Paul Chemetov architecte, concepteur
de l'extension du Forum des Halles
en 1985.