Libération (07/09/04)
Oser le vide dans les Halles La force du site
actuel c'est d'être, pour l'essentiel, demeuré libre.
On dit que les architectes ont horreur du vide. Je le sais par l'expérience
de la Méridienne. Pour commémorer le passage du millénaire,
je proposais de ne pas construire une tour Eiffel de plus, mais de
piqueter d'arbres une ligne imaginaire, celle que Delambre et Méchin
avaient arpentée de Dunkerque à Barcelone. Un pique-nique
mémorable arrosé de pluie et de vin qui vit des
nappes serpenter de l'avenue de l'Opéra jusqu'aux Pyrénées-Orientales en
conserva la nostalgie. Mais j'ai encore en tête les critiques
constantes du milieu parisien : «Est-ce que ça se voit
d'un satellite ?» En dehors de la muraille de Chine, ou des
Pyramides, n'y aurait-il point de salut ? Quand Astérix prend
la pose à la droite du pharaon le carton-pâte se porte
immatériel, au besoin déconstruit. Au secours Derrida
! Le succès
de Paris-Plage repose sur une intention comparable au pique-nique de
la Méridienne : celle d'une appropriation symbolique : livrer
aux citoyens comme aux flâneurs un site incroyablement beau :
la Seine et ses rives confisquées par une autoroute, la voie
Georges-Pompidou, nommée en l'honneur de celui qui voulait réconcilier
la ville et l'automobile. Le 14 juillet 1789 fut aussi une expropriation
symbolique. Le peuple de Paris prit la Bastille pour faire place nette
des symboles de l'Ancien Régime. Il détruisait une prison.
Les pierres en furent vendues comme, naguère, les fragments
du mur de Berlin. Plus tard, une colonne surmontée d'un génie
doré vint commémorer les morts de la révolution
de juillet et servit de repère et de but aux manifestations.
Un lourd opéra dit populaire issu d'un concours
international d'architecture vint gâcher le vide que le peuple
s'était accaparé et effaça l'aboutissement d'une
trace fabuleuse : le viaduc Daumesnil qui venait déposer les
banlieusards au pied de la statue de la Liberté et emmenait
les Parisiens vers Nogent, leur eldorado du dimanche. Le peuple des
profondeurs, qui par centaines de mille passe quotidiennement dans
les entrailles de Paris, a besoin de pouvoir surgir symboliquement
en surface, d'y être accueilli. Il a besoin du vide actuel ponctué par
Beaubourg, temple culturel, par Saint-Eustache, temple confessionnel,
et la Bourse du commerce qui dans son usage présent n'est
pas à la hauteur de son nom. Ces trois monuments suffisent à signifier
l'espace. Nul besoin dans un remake de Metropolis comme
si les banlieusards étaient l'or noir des profondeurs d'exprimer
pour eux et à leur place leur venue au monde parisien par le
scintillement de bumpers colorés, histoire sans doute de prolonger
le sobriquet de l'actuelle salle d'échange du RER : le «flipper».
Quand l'architecture se veut spectacle, elle ne peut prétendre à la
subversion de l'art. Les architectes gardent une part d'enfance, c'est
par cette qualité maintenue qu'ils donnent forme à nos
rêves enfouis, mais ce n'est pas là qu'ils doivent réclamer
un terrain de jeu. Comment, avec génie et humanité, donner
jour à la France d'en bas, sans démagogie, sans populisme,
sans flagornerie, sans cynisme ? Comment détruire l'inacceptable,
rendre confortable ce qui ne l'est pas et inventer un jardin sans abattre
les arbres pour y accueillir une nouvelle fête de Paris et de
sa banlieue, enfin fédérés? Il faut oser
le vide. Jusqu'à présent, les paysagistes ont su le signifier
et le magnifier sans le saturer. Les architectes se contentant
d'y apporter quelques fabriques. Voilà un programme que l'Europe
des Lumières avait su mener à bien. Sommes-nous moins éclairés
? Encore un effort pour être républicains, voilà un
cri du divin Marquis que nous pourrions reprendre. Il y a peut-être
une erreur de casting dans le choix des compétiteurs. Nul ne
nie leur talent qu'un tour du monde des must architecturaux peut démontrer,
mais il n'est pas question aux Halles d'olympiade plus haut,
plus vite, plus fort ni d'un parc thématique qui viendrait
faire la pige à Disneyland. On a embauché des vedettes,
comme les loulous de banlieue portent de la marque, peu assurés
qu'ils sont de leur identité. Il faudrait analyser le travail
de ceux qui ont su faire avec l'existant au Lieu unique à Nantes, à la
Condition publique à Roubaix, au Centre national de la Danse à Pantin. Aux Halles, il
faut oser écrire ici et aujourd'hui la suite de l'histoire,
celle du ventre de Paris, bâti de mythes autant que d'épaisseur
humaine, d'argent et de marchandages. Ce quartier est impur mais il
est vivant. Ne l'oublions pas.
Paul Chemetov architecte, concepteur
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