Le Monde (05/07/04)
Le rapport Paris-périphérie,
enjeu du chantier des Halles
Dans un entretien au "Monde", l'architecte Paul Chemetov s'exprime sur les projets de rénovation du quartier, dont le Conseil de Paris doit débattre le 6 juillet.
Retour aux halles de Paris. L'aménagement de ce quartier central avait fait l'objet, dans les années 1970 et 1980, d'innombrables polémiques. Les travaux engagés par la municipalité conduite par Jacques Chirac avaient été critiqués pour leurs très médiocres résultats. Au printemps de 2004, l'actuel maire, Bertrand Delanoë (PS), a lancé une vaste consultation pour remettre en chantier l'ancien "ventre de Paris" (Le Monde du 9 avril). Quatre projets urbains ont été retenus comme base de discussion. Ils sont actuellement exposés dans la grande galerie du Forum des Halles. Un débat du Conseil de Paris - le premier du genre - devrait avoir lieu, le 6 juillet à l'Hôtel de Ville.
L'architecte Paul Chemetov, que nous avons interrogé sur ce problème urbain, connaît bien le quartier pour y avoir travaillé, dès 1967, à la demande d'André Malraux, puis pour avoir bataillé lors de la destruction des pavillons de Baltard en 1970 et, enfin, pour y avoir construit la place Carrée et la piscine.
Que pensez-vous des limites géographiques imposées pour le concours ?
Historiquement, les Halles sont à l'emplacement d'un très ancien carrefour, dont la vocation commerciale remonte au XIIe siècle. Et ce territoire n'a cessé d'être brassé au cours des âges. Aujourd'hui, le quartier est directement relié au plateau Beaubourg ; il s'étend jusqu'au Châtelet, à la Samaritaine et à l'Hôtel de Ville. Si cette zone s'est en partie embourgeoisée après le départ du grand marché alimentaire vers Rungis, elle s'est ouverte à la culture avec le Centre Pompidou - un événement architectural, à la fois parisien, snob et populaire, qui a engendré des galeries d'art, des bistrots branchés, mais aussi des cracheurs de feu et des vendeurs de cartes postales. Enfin, la création d'une immense gare souterraine où se croisent trois lignes de RER a fait des Halles un des principaux accès du Paris périphérique vers le centre de la ville. Il ne faut pas oublier, bien sûr, les galeries marchandes, les salles de cinéma et les restaurants bon marché qui ont fait de ce lieu un pôle d'attraction pour la jeunesse parisienne dans sa dimension la plus populaire. Ce quartier est donc particulièrement vivant. C'est le contraire d'une "page blanche" où l'on peut intervenir en toute impunité.
Ne peut-on reprocher aux Halles cette débauche commerciale ?
Ceux qui font la fine bouche devant cette situation se trompent de quartier. Les Halles sont un grand marché depuis des siècles. Autrefois on y vendait des denrées alimentaires et aujourd'hui de la fringue et de la pacotille, mais aussi de la musique, des livres. Hier comme aujourd'hui, on allait se divertir, voire s'encanailler, aux Halles pour pas cher. Les 800 000 banlieusards qui transitent par le RER ne viennent pas seulement aux Halles pour acheter. C'est aussi, pour beaucoup, un point de rencontre, un lieu de sortie au centre de leur ville. C'est cette dimension qui est essentielle. On peut regretter que ce soit une gare et des commerces plutôt qu'un événement architectural qui aient été les moteurs de ce succès.
Vous pensez que l'architecture est ici secondaire ?
Les banlieusards, ou plutôt les Parisiens qui habitent de l'autre côté du boulevard périphérique - on pourrait presque les appeler les "pariphériques" - n'ont pas besoin d'une architecture de kermesse héroïque. Ils ont besoin d'une nouvelle gare. Celle qui existe est tellement labyrinthique que sa salle d'échanges a mérité le surnom de "flipper". La transformation de la gare du Nord prouve qu'un tel lieu peut être amélioré. Ils ont besoin d'une zone commerciale plus confortable et d'un jardin plus vaste, mieux pensé, qui soit aussi un sas d'entrée vers l'ensemble du quartier qui va de la rue de Rivoli à la rue Etienne-Marcel et de la rue du Louvre à la rue du Renard.
Pourquoi reposez-vous ici le problème de Paris et de sa banlieue ?
Parce que cela fait bien longtemps que les Parisiens habitent désormais Vanves, Boulogne, Montreuil ou Ivry. Paris ne se limite plus au boulevard périphérique. Celui-ci ne constitue plus une barrière comme on feint de le croire, c'est un anneau de contact entre l'ancien Paris intra-muros et le nouveau Paris qui s'étend sur les communes de la petite couronne. Ses riverains peuvent réfléchir à des projets transversaux pour en faire les "grands boulevards" de cette agglomération de 6 millions d'habitants en voie de constitution. Le vrai périphérique de 2004, c'est l'autoroute A86.
En quoi cela concerne-t-il les Halles ?
Ce qui est en jeu aux Halles c'est le rapport Paris/périphérie, le rapport de Paris et de son agglomération proche, des 20 arrondissements et des 29 communes suburbaines, qui autrefois constituaient le centre du département de la Seine. La suppression de cette entité administrative a été une erreur : Paris est, en surface, la plus petite des capitales européennes. Il est donc urgent de régler, d'une manière ou d'une autre, ce délicat problème politico-administratif. Quelle devrait être l'"ardente obligation" de la municipalité parisienne ? Avoir comme horizon l'agglomération centrale ou la transformation du ventre de Paris en un nouveau Bilbao ?
Comment faire évoluer le loupé architectural du quartier tout en préservant sa vivacité ?
Avec le minimum d'intervention et le maximum d'effet. Les Parisiens périphériques ont, grâce au RER, un ticket d'entrée dans le cœur symbolique de la ville, de leur ville. Que demandent-ils de plus ? Des lieux un peu plus accueillants, plus de confort pour mieux se retrouver. Or ce n'est pas le programme soumis aux architectes par la municipalité parisienne. Il ne prend en compte ni le passé des Halles ni son présent.
Propos recueillis par Emmanuel de Roux • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.07.04 |