Le Monde (13/11/04)

 
POINT DE VUE
Inutile d'assassiner les Halles une deuxième fois, par Albert Levy

Ces lieux mutilés attendaient une réparation plus fine, une intervention
plus subtile.

Trente ans après la douloureuse affaire des Halles, un concours (de
définition) pour reconfigurer ce quartier parisien est lancé. On est en
droit de se demander quelles nouvelles réponses urbaines (dans les
finalités) et urbanistiques (dans les moyens) ont été apportées avec ce
dernier concours.

En d'autres termes : quoi de neuf dans la vision de la ville aujourd'hui ?
Quels progrès en matière d'architecture et d'urbanisme ? A voir la méthode
employée, et surtout les solutions apportées, en dehors des différences
stylistiques évidentes, les projets actuels auraient très bien pu figurer
dans la longue liste des concours menés de 1964 à 1974 qui ont conduit au
résultat que l'on connaît.

Il semblerait que trente années de critiques, réflexions, développements de
connaissances sur la ville et sur l'architecture, de remises en cause de
certaines attitudes et certitudes de la modernité face à la ville, à son
histoire, soient gommées, que la malheureuse expérience de rénovation des
Halles soit oubliée.

Où est passée la réflexion autour de la notion de projet urbain et de
renouvellement urbain commencée ces quinze dernières années ? Ou est passé
le discours sur la ville ? Qu'est devenu le débat sur la nouvelle
gouvernance urbaine, sur la démocratie locale ou sur la question du
développement durable ? On peut se demander, en effet, si, dans ces nouveaux
projets, ont été réellement prises en compte toutes ces nouvelles approches,
toutes ces nouvelles préoccupations.

Tout se passe comme si, avec ces nouvelles propositions, nous étions ramenés
à la casse de départ : la brutale destruction des Halles de Baltard par une
opération arbitraire et démesurée d'urbanisme commercial souterrain et par
des infrastructures ferroviaires (RER) et routières en sous-sol, libérant un
plateau piétonnier livré à la consommation et à la marchandise, encadré par
une architecture médiocre qui a défiguré le site et par un jardin
hétéroclite pour essayer de masquer les émergences techniques et de recoudre
les différentes parties.

Ce lieu, malgré tout, a su rester, par son accessibilité, sa position
centrale et ses activités multiples, fortement attractif. Mais
vieillissement rapide et obsolescence précoce de tout ce bric-à-brac nous
ramènent aujourd'hui à la case départ (pavillons en moins, bien entendu).
Que faire ?

Reprise de la bonne vielle méthode : à court d'idées, nos édiles ouvrent un
concours d'architecture et sélectionnent quatre architectes issus du star
system, qui doivent sortir les solutions de leur chapeau. Résultat : des
réponses problématiques, hors d'échelle par rapport au quartier, faisant
abstraction des habitants, faisant fi de l'histoire du lieu, de son
identité, de ses caractères morphologiques et, par là même, de l'image que
ce lieu a, de tout temps, contribué à apporter à la ville.

Les Halles, lieux mutilés, attendaient une réparation plus fine, une
intervention plus subtile, et surtout, à ce stade du projet, une stratégie
d'action plus générale, plus ouverte, et non des réponses ficelées relevant
du grand geste architectural.

Les deux projets français (Mangin, Nouvel) proposent des bâtiments hors
d'échelle pour couvrir le "trou" du Forum avec, dans celui de Nouvel, une
densification en hauteur (les toits voisins sont recouverts) : l'espace des
Halles, historiquement façonné par un parcellaire de taille humaine, est
menacé par ces nouvelles mégastructures. Des corrections ont été récemment
demandées aux architectes, mais les modifications apportées restent
mineures.

Quant aux projets hollandais (Winy Maas, Koolhaas), ils veulent nous
rappeler que les architectes sont aussi des artistes attentifs à l'évolution
de l'art contemporain. On l'a compris. Mais est-ce d'une réponse plastique
de ce genre qu'on a le plus besoin ?

Il y a eu manifestement erreur de casting : à ce stade du projet, c'est plus
d'urbanistes que d'architectes qu'on a besoin. Dans cette phase stratégique
préliminaire de diagnostic-conception du programme et du parti
d'aménagement, les partenaires et les élus doivent affirmer leurs positions
et leurs intentions en ouvrant la concertation. Il est surprenant que les
élus parisiens responsables n'aient aucune idée sur le devenir de ce
quartier, aucune lecture de cet espace chargé de symboles, de ce qu'ils
voudraient faire de ce lieu riche d'histoire qui a pourtant imprégné la
ville de son image, de l'usage futur de son sol et de son sous-sol, aucune
vision de sa destinée et de sa forme future.

Que fait l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) ? Pourquoi n'est-il pas
partie prenante dans cette phase de réflexion et de préfiguration du projet,
lui qui s'est donné pour mission, dès le plan d'occupation des sols (POS) de
1977, la défense de Paris, de son identité et de son paysage, lui qui s'est
toujours montré vigilant dans toutes les grandes transformations de la
capitale ?

La région Ile-de-France est également concernée, car c'est au niveau
métropolitain qu'il faut aussi penser le fonctionnement de la capitale et de
ce centre névralgique qu'est le pôle d'échange des Halles, qui voit passer
chaque jour 540 000 personnes. Que pense l'Institut d'aménagement et
d'urbanisme de la région Ile-de-France (Iaurif) de l'avenir de ce quartier
et de son important complexe d'échanges ? Un diagnostic sérieux, support à
toute action, semble faire défaut.

Que disent les Verts, si prompts à lutter contre la voiture en ville ?
Veulent-ils bétonner les Halles avec un grand équipement supplémentaire ?
L'urbanisme commercial souterrain a été réalisé pour libérer la surface,
faut-il rajouter aujourd'hui des constructions en hauteur ? La
métropolisation, processus d'accumulation et d'attraction d'activités et de
populations, ne doit pas forcément concentrer tous ses effets dans le centre
de la capitale : rappelons que la Défense, par exemple, en attirant les
bureaux à l'ouest, a sauvé le Paris historique (Marais). Par rapport aux
grandes capitales européennes (comme Londres), Paris manque d'espaces verts,
surtout dans son centre. Pour répondre à cette carence, les municipalités
successives ont entrepris une politique de reconquête des espaces bâtis
libérés pour en faire des jardins (parcs de La Villette, Bercy, Citroën...).


Cette politique s'inscrit également dans une politique plus générale de
développement durable que la nouvelle majorité municipale gauche plurielle
cherche à promouvoir avec la réorganisation des déplacements dans Paris.
C'est cette politique qu'il faut poursuivre et consolider. Il faut tirer
profit des aménagements en sous-sol, à améliorer bien sûr, et du
vieillissement des constructions en surface, pour libérer le sol des Halles,
en le transformant en un véritable jardin d'agrément et de repos.

C'est ce que pense aussi Paul Chemetov ("Oser le vide dans les Halles",
Libération du 7 septembre). Tout en étant d'accord avec lui, j'ajouterai
qu'un jardin public est le contraire d'un "vide", c'est un espace plein,
réalisé par un aménagement végétal, un équipement public qui participe à
l'embellissement d'une ville.

Le centre de Paris a surtout besoin d'un espace de respiration. Je pense,
avec Chemetov (qui a réalisé lui-même une partie du Forum), que de nouveaux
équipements ne sont pas nécessaires pour son animation : avec le centre
commercial souterrain existant, le plus grand de la capitale (41 millions de
visiteurs par an), ses équipements sportifs, le plateau piétonnier et ses
commerces, ses cinémas, le Centre Beaubourg, la Bourse du commerce, l'église
Saint-Eustache et les musées environnants, il est déjà bien doté. Un nouveau
grand projet architectural (auditorium ou autre) est-il nécessaire dans ce
lieu surchargé, suréquipé ? Ne faudrait-il pas consacrer cet effort à l'Est
parisien ou, mieux, à une banlieue, car c'est au niveau métropolitain qu'il
faut aussi penser l'aménagement pour rééquilibrer les rapports
centre-périphérie ?

La nouvelle Mairie de Paris, qui a tant critiqué les pratiques autoritaires
des précédents maires, veut tenir compte de l'avis des habitants et des
associations, faire participer la société civile à la gestion et à la
production de la ville. Il y a là une occasion d'associer les Parisiens aux
autres décideurs (ville, région, RATP, Espace Expansion...) à un projet qui
engage le futur de ce quartier, comme elle tente de le faire ailleurs (ZAC
Rive gauche). Des nouvelles modalités de dialogue doivent être établies dès
l'amont de la conception, sur des projets déjà ficelés et limités à quelques
solutions entre lesquelles il faut choisir.

Il y a là l'occasion de transformer le Forum (commercial) en un véritable
forum démocratique de débats (comme le Stadtforum de Berlin après la
réunification) pour éviter d'assassiner une seconde fois ce quartier
mythique. Du bon pilotage de cette phase stratégique de conception dépend la
qualité du projet futur. C'est pourquoi les élus doivent pleinement s'y
engager, avec les experts, dans une démarche participative incluant les
habitants. Une autre méthode est à mettre en place.

Albert Levy est architecte, chercheur au CNRS (laboratoire théorie des
mutations urbaines, Institut français d'urbanisme, université Paris-VIII).