URBANISME Les projets des quatre architectes pour le grand réaménagement du coeur de Paris doivent être départagés fin juin
Forum d'idées pour les Halles
Aux Halles, on ne traverse pas paisiblement la salle d'échanges souterraine du RER. Avant de trouver sa route, on a d'abord rebondi sur les énormes piliers ronds du «flipper». Et, sous le ciel, on tente à peine plus sereinement de maintenir une trajectoire droite dans le vaste jardin avant, bien souvent, de s'égarer dans ce «piège à poussettes». Ce coeur de Paris imparfait a au moins pour lui d'aiguiser l'imagination et d'alimenter le vocabulaire de ceux qui le pratiquent. Pas étonnant alors que ce quartier, paradoxalement aussi honni que continuellement bondé, soit devenu le sujet d'un grand débat, un véritable objet de fantasme, à l'heure où l'on annonce
son réaménagement. Le 7 avril dernier, la Mairie de Paris présentait en effet les projets d'avenir inventés par quatre équipes à l'occasion d'un appel d'offres européen. Dans les salons de l'Hôtel de Ville, David Mangin (Seura) donnait sa vision minimaliste, voire tranquille, d'un quartier organisé autour d'un toit carré vaste comme la place des Vosges et d'une large déambulation, pensée comme une rambla espagnole et destinée à permettre enfin une promenade sans obstacle à travers tout le quartier. Jean Nouvel (AJN) exposait son foisonnement d'idées et sa richesse d'équipements, un projet aussi séducteur avec son jardin en terrasse qu'extrêmement imposant. Winy Maas (MVRDV) proposait, lui, l'idée probablement la plus complexe à mettre en oeuvre, mais aussi sans doute celle qui a été la moins bien comprise. Très frappante, son esplanade en forme de gigantesque vitrail bariolé est en effet un podium haut de quatre à cinq mètres qui abrite des équipements. Venait enfin Rem Koolhaas (OMA) avec son idée sidérante de piquer sur le site une vingtaine de tours translucides et colorées. Il s'agit d'ailleurs sans doute plus de pyramides que de véritables tours, destinées, comme au Louvre, à réconcilier le sol et le sous-sol. Aussitôt, de forums de discussions sur Internet en réunions de quartier, sans négliger les conversations au coin des comptoirs, on s'est mis à livrer ses préférences et bien sûr à leur trouver quelques surnoms éloquents, comme ces fameuses tours de Koolhaas rebaptisées, au choix, les «derricks» ou les
«sucres d'orge». Mais le débat dépasse l'anecdote et Paris s'est apparemment emparé des Halles. Certains riverains, regroupés en collectif, ont lancé une pétition de soutien au projet Mangin qui, parfois taxé de banalité, a le don de les rassurer tandis que d'autres, des architectes notamment, ont accepté de débattre des mérites de Nouvel ou de Koolhaas (lire ci-dessous). Et alors que les associations, notamment, saluent unanimement les efforts de la
concertation et la clarté des informations livrées au public, celui-ci se presse à l'exposition du Forum des Halles (*) où sont exposés depuis le 8 avril les quatre projets. A la mi-mai, plus de 41 000 personnes étaient déjà venues étudier les propositions et faire entendre leurs coups de coeur ou leurs coups de gueule au-dessus des maquettes. «Les gens discutent énormément et parfois nous avons du mal à les calmer. Car certains viennent pour torpiller les projets», raconte une étudiante en architecture qui joue les guides pour des visiteurs parfois déroutés. Là, les riverains épanchent encore leur peur des travaux ou s'étonnent de l'ampleur des bouleversements proposés. «Mais on ne casse pas tout et beaucoup de choses, comme la gare,
la piscine, le Forum des images, ne bougent pas. On ne veut pas faire un deuxième trou des Halles», indique-t-on auprès de la SEM Paris Centre. Cet organisme, présidé par Alain Le Garrec, chargé de mener le dossier, tente donc de faire oeuvre de pédagogie. Y compris pour expliquer que ces projets élaborés dans le cadre d'une procédure particulière sont loin d'être des programmes applicables au millimètre et sont plus censés présenter des philosophies. Bertrand Delanoë l'a d'ailleurs bien précisé : «Rien ne sera retenu en l'état.» C'est encore à l'exposition que les visiteurs peuvent noircir l'un des 20 000 bulletins mis à leur disposition. Une synthèse de ces commentaires sera remise à la commission d'appel d'offres. Avec les avis
d'experts et autres analyses, ces réflexions seront l'un des éclairages qui lui permettront, le 24 juin, de faire un choix. Alors, il y aura forcément des mécontents. Heureusement, Bertrand Delanoë l'a affirmé, il n'a «pas peur du débat».
[21 mai 2004]
* Accomplir, association qui regroupe une centaine de riverains
«Nous avons été énormément surpris par l'ampleur des projets. Au départ nous pensions qu'il s'agissait d'un réaménagement et, là, on éventre tout ! Pourtant, on peut améliorer le quartier sans faire table rase de l'existant. Nous avons analysé chaque projet en nous abstenant de faire des commentaires d'ordre esthétique. Pour nous, Maas et Koolhaas ont élaboré des projets plus architecturaux que d'urbanisme. Ils sont créatifs, pas forcément pratiques... Alors, on peut apprécier Koolhaas sur le plan intellectuel mais en ce qui concerne la vie de quartier ce n'est pas jouable. Quant à Nouvel, c'est 60 000 m2 de béton ! Ce chiffre parle de lui-même. Notre association choisit donc le projet Mangin. Lui a véritablement respecté le cahier des charges. Il fait un projet minimaliste. L'innovation ne s'y voit pas, elle est dans les usages. Et puis, ce projet nécessite le moins de travaux et ils sont bien phasés. Il est celui qui fera le moins souffrir le quartier.»
* Association Paris des Halles, groupe de réflexion d'une trentaine d'habitants du quartier
«Nous sommes unanimement opposés au projet de Jean Nouvel. Il est massif, détruit la lumière et les perspectives. Il crée un grand temple marchand qui nous noiera sous les consommateurs. Et puis c'est un projet difficilement modulable. Il comporte cependant, à la marge, quel ques bonnes idées. Mangin, à vouloir répondre aux préoccupations de tout le monde, est le plus consensuel. Mais c'est un consensus mou. En revanche, nous sommes très
attirés par les projets hollandais. Ils sont audacieux, capables de susciter le désir. Généreux aussi puisqu'ils créent une relation entre le dessus et le dessous. Koolhaas est peut-être trop dense, avec trop de pyramides et trop hautes. Et pour le projet de Maas, nous souhaitons qu'il y ait plus d'accès au podium. Mais ce dernier présente une des plus belles idées en termes de lumière et de dégagement d'espace.»
* Christian Biecher, architecte et designer, membre du Cercle des Halles, groupe de réflexion mis en place par la Ville
«Je veux pousser un cri du coeur pour le projet de Rem Koolhaas. L'enjeu du réaménagement des Halles est en effet d'abord de faire éclater le couvercle entre le dessus et le dessous et Koolhaas fait la proposition qui répond le plus à ce besoin. Son approche paysagère est la plus contemporaine. Enfin, ce quartier martyrisé a besoin que l'on invente une nouvelle forme de ville et, avec ce projet, quel que soit l'endroit où on se trouvera, on verra quelque chose de neuf. Par rapport aux autres projets, excessifs dans le végétal ou dans le verre, celui-ci nous propose un Paris du IIIe millénaire, très poétique. Il est tellement l'évidence, qu'il faut que les gens y soient sensibles. C'est un projet heureux.»
* Jean Favier, membre de l'Institut
«Il faut éviter absolument de faire un centre de Paris sans Parisiens. Ce quartier doit être un quartier où l'on vit, pas un quartier que l'on vient voir. Par ailleurs, je ne crois pas beaucoup qu'on fabrique les points forts par décision arbitraire. Ils sortent de l'histoire.»
* Paul Chemetov, architecte de la deuxième partie du Forum, ouverte en 1985
«Il y a au départ des problèmes réels, tels que ce jardin qui mérite d'être réaménagé ou la salle d'échanges du RER qu'il faut rendre plus facile d'accès. Mais certains faits sont aussi objectifs. Des équipements du sous-sol sont aujourd'hui solides, appréciés. A l'heure où l'on parle tant de développement durable, pourquoi casser ce qui est durable ? Car les propositions de Koolhaas et de Maas, en cassant les plafonds, démolissent ces équipements. Ces projets sont divers. Ainsi Mangin est réalisable demain. Il pose un programme urbain clair, dans lequel il reste à régler l'architecture. Nouvel fait une proposition séduisante, d'une grande
invention. Mais cette terrasse devra être privée. Sera-t-elle réservée à une élite ? Koolhaas fait une brillante réponse d'exposition internationale. Son projet est le plus scénographique. Est-ce pour autant durable ? Enfin Maas, pour moi, fait un plateau de flipper. Mais surtout, ce quartier est le centre de Paris. Alors, sans aucun passéisme, regardons où nous sommes.»
* Père Luc Forestier, curé de Saint-Eustache
«La paroisse n'a pas vocation à prendre position. Je constate cependant que les quatre projets ont bien pris en compte l'aspect monumental de Saint-Eustache, ce qui est incontournable. Nous avons en revanche une inquiétude : nous souhaitons conserver à ce quartier le maximum de mixité sociale. Saint-Eustache oeuvre beaucoup en faveur des gens de la rue. L'aspect solidarité est donc essentiel à ce que nous sommes mais dans les projets, je ne sens pas qu'il y ait un grand souci de ces populations. Or, dans ce quartier central, elles ont toujours été présentes. Et elles le seront toujours.»
* Alfred Fierro, historien
«Il faut bien que Paris bouge et il ne faut pas hésiter à faire du moderne. Le grand public a en général peu d'audace. Donc il est bon de lancer un débat mais il faudra discuter longuement. Il n'est pas adéquat de prendre une décision avant les élections municipales de 2006.»
* Antoine Grumbach, architecte, urbaniste, mène actuellement le chantier du tramway parisien
«C'est le moment de faire quelque chose mais la demande est compliquée : il s'agit d'un grand projet urbain avec un besoin de qualité architecturale, paysagère. Or nous ne sommes plus à une époque où on peut apporter une solution unique à tous les problèmes. Ces quatre projets comportent tous de très bonnes choses : Mangin apporte une organisation du territoire très
claire, Koolhaas donne une image poétique et ludique mais pas du tout une réponse à une problématique urbaine. Nouvel fait, lui, une proposition contemporaine, très dans l'esprit du temps. Quant à MVRDV, ils sont toujours polémiques et fabriquent de beaux objets. Toutes ces équipes ont donc de vraies connaissances du problème, du talent, de l'intelligence mais aucune intervention n'est satisfaisante seule. Alors nous avons la possibilité de fabriquer quelque chose d'unique en combinant les quatre.»
* Philippe Meyer, journaliste et écrivain, membre du Cercle des Halles
«Si l'on souhaite la disparition de la verrue du Forum, si l'on souhaite un projet souple qui rétablisse la continuité et permette la fluidité, la proposition de Mangin est celle qui doit servir de point de départ car elle est la plus soucieuse des contraintes. Il est sûr que ce n'est pas
flamboyant mais il est justement remarquable d'avoir intégré cette forme de modestie, qui n'est pas pépère. Son avantage est également de ne rien obérer pour l'aménagement de l'aménagement. Il laisse en effet la liberté au site d'être transformé par l'usage et également celle d'imaginer, par la suite, des apports d'ordre esthétique. Et puis Mangin est le seul qui reprenne les choses à la base. Le moins que l'on puisse faire est de se souvenir qu'il y
a des habitants et qu'ils ne mangent ni des tee-shirts ni des godasses. Quant à Koolhaas, il dit qu'il faut réinventer la modernité. Mais rien ne dit ce qu'il entend par là. Les tours ne sont ni une malédiction ni une bénédiction. Tout dépend où elles se trouvent, ce qu'elles cachent et ce à quoi elles servent. Si elles sont destinées à magnifier la fripe je trouve cela nuisible et il n'y a aucune raison pour qu'elles viennent boucher la perspective actuelle sur Saint-Eustache.»
* Patrick Rambaud, écrivain, habite le quartier depuis 35 ans
«Finalement, on peut arriver à faire plus laid que ce qu'il y a aujourd'hui. Car je n'ai aucune illusion sur ces projets, ils sont tous aussi tartignolles les uns que les autres. On aurait de toute façon dû garder les pavillons de Baltard, un des très rares exemples d'architecture métallique
du XIXe siècle. Il était normal de déplacer l'activité du marché mais on aurait pu y faire Beaubourg. Dans les années 70, on y organisait des spectacles, des concerts. Mais l'époque pompidolienne a été dramatique. Maintenant que c'est fait, des arbres et un jardin me suffiraient. On pourrait faire un petit Hyde Park, avec des écureuils.»
* Rudy Ricciotti, architecte, lauréat du concours international
d'architecture lancé pour le Musée national des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille
«Deux projets retiennent mon attention : celui de Koolhaas et celui de Nouvel, car ils saisissent l'entièreté de la problématique urbaine. Ainsi les cheminées lumineuses de Koolhaas font émerger cette espèce de tellurisme commercial souterrain. Mais je reste dubitatif sur la fiabilité plastique de ces objets de verre. Nouvel présente le projet le plus difficile mais il a pour lui de s'attaquer de front aux principes du réel, y compris l'économie.
C'est un projet qui tient la route et si j'étais le maire de Paris, je le choisirais.»
* Claude Vasconi, architecte, a conçu le Forum des Halles avec Georges Pencreac'h
«Tout cela me laisse dans une grande perplexité. Je comprends qu'il faille rectifier le patchwork qui s'est constitué. En effet le site - dont le succès public ne s'est jamais démenti - était fractionné et les tentatives pour lui rendre son unicité n'ont jamais abouti. Il me semblait donc que cette étude de définition visait à redonner de la cohérence au Carreau des Halles. Or, pour tout vous dire, je suis surpris par l'ampleur des modifications qui sont proposées. Je ne m'attendais pas à ce qu'on casse tout, comme le font ces quatre architectes. Ces projets ne sont pas convaincants et amputent le Carreau et le jardin - les réduisent spatialement. D'ailleurs, je partage l'avis du maire de Paris : «Il est évident qu'aucun ne se fera en l'état.»
* Walter Veltroni, maire de Rome
«Il y a bien sûr beaucoup de facteurs à prendre en compte avant de faire un choix : les transports, l'écologie... Il ne faut pas se limiter à l'aspect visuel. Toutefois, sur ce strict plan esthétique, les quatre projets sont très beaux. J'ai une préférence pour ceux de Jean Nouvel et de Rem Koolhaas. Il est d'ailleurs difficile de choisir entre les deux. Koolhaas est le plus
en rupture. Nouvel est plus organique et ce jardin est une belle idée. Surtout, je suis d'accord avec Bertrand Delanoë : il faut de toute façon faire quelque chose pour ce quartier. Les Halles sont un bel endroit mais la pression y est trop forte.»
(*) L'exposition se tient jusqu'à la fin juin au niveau - 3 du Forum. Le site Internet www.projetleshalles.com, très complet, est également très consulté.