Le Figaro (28/01/05)
TRAIT POUR TRAIT David Mangin, après une rude
bataille, a été choisi pour
être l'architecte de la rénovation des Halles
David Mangin
Le croqueur de mégapoles
Vianney Aubert
[28 janvier 2005]
Il faut se méfier des austères, ils cachent sous des dehors
de clergyman des
élans de bizarrerie. Voyez David Mangin, vainqueur du plus médiatique
concours d'architecture en 2004, la rénovation des Halles à Paris.
Costume
gris et air soucieux, enseignant au discours parfois labyrinthique pour le
néophyte, auteur de livres aux titres aussi réjouissants qu'un
intitulé de
projet de loi, on a eu tôt fait de ne voir en lui qu'un théoricien
sans
fantaisie, un penseur perdu dans d'abruptes réflexions.
Mais du savant désordre de son bureau émerge, comme un trait
de caractère
oublié, une valise couverte d'un chapska. « Je suis un voyageur
des villes
», confesse l'architecte de l'agence Seura qui part régulièrement
aux quatre
coins du monde « pour se vider la tête ».
Et se remplir les yeux. Car il voyage, à la façon d'un rêveur,
nez au vent
et carnet à la main. Il se promène des heures, croque des façades
et des
détails architecturaux, des visages et des paysages, et même
des tables
couvertes de victuailles... « Cela fait quinze à vingt ans que
je dessine en
voyageant. » Ou plutôt en marchant pour ne pas retarder ceux
qui
l'accompagnent.
De ses errances, il nourrit d'observations ses livres et son imaginaire car
ce penseur a besoin de sentir, d'éprouver la ville, de s'imprégner
les pieds
sur l'asphalte. Il y a, chez cet habile manieur de concepts, apôtre
de la «
ville passante », quelque chose de physique dans sa fascination pour
les
mégalopoles. « J'aime le frottement, être anonyme au milieu
des connivences
», dit-il. La ville dans la peau. Et la peau des villes comme une obsession.
Au cours de ses voyages, David Mangin photographie le bitume sous toutes
les
coutures. Il possède des milliers de clichés dont il ne sait
que faire. Dans
l'attente d'un livre, un jour peut-être, ou d'une exposition, quelques-uns
ornent les murs de son bureau. Des bouts de trottoirs, des lignes jaunes
et
blanches, des symboles peints accompagnés de caractères japonais... « Ce
sont des compositions à la fois abstraites et matérielles.
On peut y lire
beaucoup de choses car une ville commence d'abord par l'assainissement. »
Cet éternel urbain grandi à Paris, vit la ville avant de la
concevoir. Il
habite un coin encore populaire du IXe arrondissement. Il a traversé la
Seine, délaissant la rive gauche de son enfance, par goût de
la diversité. «
J'aime cet endroit pour son hétérogénéité.
J'y croise des Arméniens, des
Séfarades, des touristes et des bobos. » Dans ces foules disparates,
le
dessin est son passeport pour se faire une place.
En Inde, il dessine les enfants dans les rues pour provoquer des
attroupements et les rires. « Un dessin amuse toujours, c'est une façon
universelle de parler avec les gens. » Les voyages sont des respirations.
Comme l'enseignement et l'écriture. Pendant un an, il n'a travaillé que
l'après-midi, consacrant ses matinées à la rédaction
d'un livre. « Si
financièrement on y arrive, il faut le faire régulièrement. »
Respirer, s'éloigner, il doit en rêver par moments tant la bataille
des
Halles a été rude. La logique parisienne des réseaux
a englouti sur son
passage des amitiés vieilles de vingt ans, les critiques se sont déchaînés.
Peu accoutumé à l'ambiance fratricide des grands concours internationaux,
David Mangin est tombé de haut. « J'ai été surtout
déçu par l'attitude de
quelques architectes dont l'avis compte pour moi, mais j'ai beaucoup appris
sur la nature humaine », dit-il, philosophe.
Il ne veut pas trop souffler sur les braises encore chaudes de la polémique
mais il n'a pas encore digéré complètement le succès. « Je
suis meilleur
perdant que gagnant », souffle-t-il dans un sourire.
Dans l'affrontement, il s'est découvert la peau dure. « Ça
doit être dans
les gênes. Nous sommes une famille de réseaux de résistance »,
dit-il,
faisant rejaillir la figure de ses deux grands-pères.
Côté paternel, le général Mangin, vainqueur avec
ses zouaves de Verdun en
1916, et côté maternel, René Pleven qui rallia la France
Libre à Londres en
juin 1940. On ne renie pas son éducation. Comme ses parents et ses
grands-parents, David Mangin cultive le goût de l'action collective
et de
l'indépendance d'esprit.
Formé à la critique de l'architecture solitaire née
dans la mouvance de
1968, le vainqueur des Halles est préoccupé par la transformation
de la
ville en une juxtaposition d'enclaves isolées. « Je ne suis
pas pour mais on
y va », professe-t-il, brandissant le spectre d'une ville angoissante
que
plus personne ne traverserait, où les gens se contenteraient d'allées
et
venues quotidiennes entre des centres d'affaires et des quartiers
d'habitations protégés.
Aux Halles, il a trouvé un espace taillé à la mesure
de son imaginaire, un
endroit où urbain rime avec humain. « Un lieu de passage où il
existe une
mixité fonctionnelle et sociale assez étonnante », résume-t-il.
Il a pu déployer sa philosophie. « Admettre positivement la
complexité des
paysages urbains, préférer la vitalité à la beauté,
la fluidité à la vitesse
», scande-t-il dans son dernier livre (1) en guise de profession de foi.
(1) Lire La Ville franchisée, formes et structure de la ville contemporaine,
Ed. de la Villette.