L’Humanité (08/02/05) TRIBUNE LIBRE Lettre ouverte (1) Si le calendrier prévu est respecté, vous
aurez cette semaine, Mesdames et Messieurs les Conseillers de Paris, à vous
prononcer sur l’avenir des Halles. Plus de deux ans après
avoir, avec une belle unanimité, autorisé le maire à lancer
le processus de rénovation des Halles, il vous est maintenant
demandé de lui permettre de signer le marché confiant à l’équipe
Seura-Mangin la maîtrise d’oeuvre urbaine de l’aménagement
du quartier. Vote d’importance, car c’est non seulement
l’avenir d’un site exceptionnel mais aussi le rayonnement
de Paris qui est en jeu. Ce qui justifie que quelques personnes expriment
ici leur inquiétude et leur espoir, se faisant l’expression
de tous ceux, Parisiens, Franciliens et étrangers, qui partagent
une vraie ambition pour Paris et souhaitent qu’il continue, comme
par le passé, à accueillir l’architecture de son
temps. Car c’est bien là une des composantes essentielles
de l’image de Paris. Or accepter telle quelle la délibération
qui vous est soumise, c’est engager d’une façon
irréversible une proposition pour les Halles dont la médiocrité ridiculise
Paris, et qui est du reste stigmatisée par la presse internationale.
C’est accepter que le centre historique de Paris soit réduit à un
centre commercial que l’on tentera d’embellir par quelque
geste architectural confié à une « grande » signature
internationale, confinant l’architecture au rôle d’art
décoratif. C’est accepter une conception de l’espace
public fondée sur la ségrégation et considérer
qu’un jardin public agrémenté d’oeuvres d’art
et d’effets de lumière est la façon la plus intelligente
et contemporaine de valoriser le dernier grand espace libre au coeur
de Paris. C’est accepter la perte irrémédiable
d’un enrichissement exceptionnel de son patrimoine urbain. En
bref, c’est préférer ce qu’on voit partout à ce
qu’on n’aurait vu nulle part ailleurs. La commission d’appel d’offres (CAO) de la
Ville de Paris avait le choix entre quatre projets. Qu’elle ait
choisi le plus platement conservateur est d’autant plus incroyable
que, contrairement à ce que prétend le texte qui vous
est soumis, il ne répond que très problématiquement à l’une
des questions essentielles : l’accès aux transports
publics et la sécurité des usagers du complexe souterrain
des Halles. L’on peut du reste s’étonner de l’opacité de
la méthode utilisée pour classer les propositions et
il y aurait beaucoup à dire sur la valorisation des critères
et leur pondération incroyablement arbitraire dans l’établissement
de la note globale. Mais ce que l’on comprend encore moins, c’est
que la CAO n’ait pas proposé d’explorer plus avant
d’autres voies, en particulier celle ouverte par OMA-Rem Koolhaas,
et ainsi de donner sa chance à une approche totalement novatrice
de l’espace urbain. Se fondant sur les spécificités
du site et notamment son rapport unique entre le sol et le sous-sol,
OMA-Rem Koolhaas apporte pourtant une solution répondant avec
une grande évidence aux problèmes posés tout en
créant au centre de Paris un espace public sublime, à la
fois fonctionnel et poétique. Et offrant aux Parisiens et aux
touristes la plus belle et surprenante promenade urbaine d’Europe :
du Palais-Royal à Beaubourg, en passant par l’espace des
Halles transfiguré par Rem Koolhaas, l’un des plus grands
architectes de notre époque. En modifiant le texte qui vous est proposé, en ouvrant
la possibilité de marchés d’études permettant
de confirmer la faisabilité de la stratégie proposée
par OMA-Rem Koolhaas, vous mettrez à égalité de
jugement deux propositions de nature différente et vous répondrez
concrètement au souci toujours manifesté par le maire :
concilier ambition et prudence. De cette façon, vous marquerez
aussi la capacité du politique à résister aux
multiples égoïsmes qui ont largement contribué à ce
choix désastreux. Égoïsme de l’argent, des gestionnaires
du Forum des Halles pour être clair, qui, si l’on en juge
par ce qu’en rapporte la presse, auraient fait savoir qu’ils
feraient payer cher à la Ville - et donc aux citoyens contribuables
parisiens - le choix de la proposition OMA. Justifiant cela par le
trouble qu’elle allait générer dans l’activité commerciale
du Forum. En réalité, ne voulant à aucun prix
que le flux des voyageurs soit détourné des allées
du centre commercial par un « canyon », galerie
d’échanges, leur permettant de choisir en liberté leur
parcours. Le scandale, ici, n’est pas tant que les gestionnaires
défendent leurs intérêts économiques, au
demeurant légitimes. C’est qu’ils s’en servent
pour imposer sans débat contradictoire leur position à la
collectivité. Personne ne comprendrait que le politique cède sans
discussion à leurs exigences ni qu’il ne puisse dépasser
le comportement égoïste de riverains défendant leur
pré carré. Plus exactement de certains d’entre
eux. D’autres, comme le montrent plusieurs signataires de ce
texte, avaient perçu et accepté les enjeux urbains et
sociaux du projet OMA. Mais ce sont les plus bruyants, utilisant des
procédés dignes de groupuscules (noyautage des débats
publics, publications de faux écrits dans la presse), qui ont
fini par imposer leurs vues sur les Halles. Le centre de Paris, pas
plus que les autres quartiers, n’appartient à ceux qui
y résident. Il est normal de prendre en compte leurs préoccupations,
mais pas au point de les laisser transformer la capitale en une juxtaposition
de « réserves ». Effaré, le monde
regarde Paris, ville emblématique de la modernité, se
figer dans une carte postale du XIXe siècle. Vieux Paris, vieille
Europe ? (1) Par Marc Augé, directeur d’études à l’EHESS ; Hubert Damisch, directeur d’études à l’EHESS ; Claude Parent, architecte ; Gilles Beauvais, président de l’association Paris des Halles ; Antoine Picon, historien, professeur à la Graduate School of Design de l’université de Harvard ; Chantal Béret, historienne et critique d’art et d’architecture ; Teri When-Damisch, réalisatrice ; Jean Attali, philosophe ; Matali Crasset, designer ; Serge Ezdra, président de l’Association des parents d’élèves du conservatoire de musique des Halles ; Patricia Falguières, professeur agrégé à l’EHESS ; Jean-Paul Viguier, architecte ; Jean-Paul Lebas, ingénieur ; Tania Concko, architecte ; Françoise Fromonot, enseignante et critique d’architecture ; Gaëtane Lamarche-Vadel, enseignante à l’ENSA de Dijon et écrivain ; Dominique Boudet, journaliste.
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