par Anne Fortier-Krigel
Pourquoi le jardin le plus réputé de l'univers au XVIIIe siècle dans l'Europe entière est-il demeuré si longtemps dans un état de dégradation avancée ? Comment se fait-il qu'on ait permis au cœur de la ville historique l'installation des forains avec toute la poussière et les nuisances que cela occasionne ?
L'explication vient des contradictions liées à l'histoire même du jardin. Les Tuileries sont d'abord un jardin royal privé clos dont l'espace s'organise par rapport au château. Promenade aristocratique depuis les transformations de Le Nôtre en 1664, les Tuileries deviennent dès 1790 le Jardin public national. Le cœur du Paris républicain dont l'axe symbolique se poursuit aujourd'hui au delà de la Grande Arche vers Nanterre.
Le corps de Jean-Jacques Rousseau exhumé d'Ermenonville y est exposé sur le grand bassin rond avant d'aller au Panthéon ; c'en aussi l'endroit privilégié pour y rencontrer "les mariannes de Clamecy", ces hommes qui conduisent en dix à douze jours le bois des forêts du Morvan à Paris. Venus du centre, du cœur des paysages français, remontant le fleuve, ce sont eux qui répandront les idées, libertaires et égalitaires des Droits de l'homme et du citoyen développées par les Lumières et qui feront dire à Emile Zola : "... Les flotteurs de Clamecy sont des républicains ; ardentes figures de tous les enthousiasmes de la jeunesse, l'âme de la République. Les mots de Liberté, Egalité sonnent à leurs oreilles...". Ce destin contradictoire, à la fois jardin privé du Roi, puis promenade publique des parisiens explique les difficultés de sa gestion et l'état d'abandon dans lequel le jardin a été maintenu, sans disparaître néanmoins. Rien n'a vraiment évolué depuis cent ans comme le montrent les photos prises par Emile Zola lorsqu'il y conduisait ses enfants.
Si le projet de paysage tient à la fois de l'histoire et de la géographie, le débat engagé autour des Tuileries a semble-t-il trop privilégié l'intérêt pour l'axe et oublié une partie de l'Histoire et la proximité du fleuve comme élément majeur pour redéployer le ciel, l'air, l'eau et le végétal. C'est cette nostalgie, ce regret que nous souhaitons évoquer ici à travers un point de vue sinon personnel du moins partisan, républicain, certes, mais qui pose néanmoins un problème essentiel, celui développer le rapport au fleuve. La terrasse des Tuileries offre une vue frontale panoramique exceptionnelle sur la Seine, sur le musée d'Orsay et l'hôtel de Salm. La nuit, l'eau noire luisante éclairée par les bateaux évoque l'imaginaire du site et nourrit une émotion qui donne un sens à la nécessité de réconcilier le passé et le présent. La régénérescence du parc ne pourra se faire qu'à condition de le réouvrir sur son axe véritable qui se trouve être celui-là même de la ville : les eaux du fleuve. Il ne faudrait pas oublier que les Tuileries sont un jardin construit au bord de la Seine, une grève et une protection, une pose et une construction.
© Revue des Monuments Historiques n°177 (1991)
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